En 1960, le futur quartier de KTT (Khu Tap The littéralement zone de logements collectifs) n’était qu’un ensemble de rizières situé au sud de l’ancien village-route Kim Liên (son chua (1) et son dình (2) ont été l’objet d’une restauration entre 1999 et 2002), mais de l’autre côté de la digue protectrice La Thành, dans une zone qui jusqu’au début du XXème siècle était à l’extérieur de la ville. Les services de base et les institutions étaient intégrés au nouveau quartier qui, du fait de son implantation près du village Kim Liên et malgré les carences du réseau de voirie bénéficiait d’une certaine intégration à la ville historique.
L’ancien village Kim Liên marquait l’entrée sud d'Hanoi. Il était spécialisé non pas dans une production particulière (céramique, papier, fleurs, bambou...) comme la plupart des villages de Hanoi, mais dans un service spécifique, celui des coiffeurs-barbiers. Aujourd’hui, nombreux encore sont les coiffeurs-barbiers ambulants qui officient dans le quartier, alignés le long d’un mur auquel ils accrochent leur miroir.
Kim Liên fut donc réalisé ex nihilo, en deux tranches de travaux de 1960 à 1965 et de 1965 à 1970 et la première des opérations de construction de KTT dans ce qui était à l’époque la périphérie du centre Hanoi. Durant cette période, malgré la guerre contre les Américains et le rationnement qu’elle impliquait, une politique du logement volontariste était l’une des priorités de l’Etat nord-vietnamien (5% des fonds venus des pays frères continuaient d’être investis dans la construction).
Le KTT Kim Liên a été conçu à partir des grands principes du fonctionnalisme analytique dont les applications à l’architecture et à l’urbanisme marquaient une rupture totale avec les formes traditionnelles d’organisation de l’espace.
Les formes produites, fonctionnelles et donc universelles en théorie, étaient issues de la recherche du plus petit commun multiple; elles furent, cette fois-ci en pratique, transposées sur tous les coins du globe.
Le quartier de Kim Liên “bénéficia” de la dispersion mondiale du modèle fonctionnaliste, mais fit l’objet par la suite de quelques réajustements dans les années 80, et surtout d’importantes transformations et d’étonnantes résurgences morphologiques et architecturales. C’est en quelque sorte l’organique qui y a, au fil du temps, colonisé l’orthogonal (3).
L’étude vise à démêler les lignes de dispositifs urbains permettant de comprendre la formation de cultures spatiales singulières, à partir du type et des modes de transformation observés, rapportés aux conditions initiales. Au-delà de cette incroyable poïétique architecturale et urbaine, elle tente surtout de révéler la prépondérance du social et du relationnel dans le processus de réinvention du quartier. Ainsi les pratiques et usages créatifs des habitants, loin d’être seulement les manifestations polymorphes d’une réaction aux contraintes de l’ordre imposé, semblent au contraire concentrer les germes de l’invention spatiale et sociale dont le déploiement contribue et contribuera à l’élaboration de nouveaux espaces urbains.
Alors que dans les années soixante, les productions critiques de “l’internationale de l’utopie”, des Smithson à Candilis en passant par les métabolistes et le mouvement des mégastructures, ont été digérées par la grande industrie en inventant la production de masse de l’habitat, quelques années plus tard, le commun des citadins mettait d’une certaine façon en pratique ce travail théorique, sans bruit, mais avec la ténacité de ceux qui désirent améliorer leur condition et opérer l’extension de leur espace de vie.
La faculté d’invention des habitants a été renforcée par les années difficiles durant lesquelles, grâce à un habile mélange de transgressions et de transactions, d’ingénieux bricolages et d’initiatives immobilières, ils ont réalisé la transformation des quartiers collectifs ; elle se transpose aujourd’hui dans le mode de déploiement, un déploiement mu par l’initiative individuelle, de l’ensemble de la ville d'Hanoi.
(1) Pagode bouddhique
(2) Maison communale
(3) Nous citons ici de mémoire une réflexion de l’architecte Lucien Kroll à propos de l’un de ses projets de requalification d’un quartier de barres de logements dans une banlieue française.